1De quoi parlons-nous lorsqu’on aborde la “question du logement”? De la taille de l’appartement, du statut des résidants, de l’architecture de l’immeuble, de la charge poétique du pavillon et de son jardin? Les mots sont lourds de sens et chacun d’eux connaît des évolutions, des interprétations, des modes et des disgrâces…
2Chacun d’entre nous, lorsqu’il parle de son logement, utilise des termes, qu’il juge synonymes, comme “appartement”, “maison”, “logis”, “chez-soi”. Parfois, il emploie des mots plus familiers, comme «crèche», “pénates”, “piaule”, “nid”, “niche”, “repaire”, “baraque”. Quoi qu’il en soit, l’abri, qu’il soit solide et permanent, en dur ou non, mobile ou non, précaire ou protégé et garanti, semble bien être un invariant anthropologique. Les ethnologues et les géographes, lorsqu’ils s’intéressent à un peuple et à sa culture, commencent par décrire son logement. La manifestation d’une extrême pauvreté programmée est précisément l’absence de point de chute où loger, accueillir les autres membres de son ethnie, se reproduire. Le “sans domicile fixe” apparaîtrait à bien des peuples comme une anomalie, une aberration. Comment, en effet, penser le dénuement total? L’absence de halte, l’impossibilité d’effectuer une pause? Nombreuses sont les sociétés, de par le monde et dans le passé, qui se dotaient d’un système d’entraide et ne pouvaient tolérer de laisser ne serait-ce qu’un pauvre hère à la porte de la ville, au seuil d’une maison, dehors, à l’extérieur de ce qui fait “société”, justement. Avec la marchandisation, le logement devient un bien comme un autre, qu’il faut acquérir sur un marché, acheter avec de l’argent et entretenir. Avec la marchandisation, la charité aussi devient un business… Certes, tous les peuples ne sont pas spontanément hospitaliers et il ne sert à rien d’angéliser nos ancêtres; nos musées sont remplis de faits d’armes et d’exactions affreuses, sanglantes et inhumaines. Mais avoir une place pour dormir en paix, plus ou moins confortablement, ne semble pas être une exception mais au contraire une règle. Notons que ces sociétés inégalitaires, pour la plupart d’entre elles, associaient dans leur langue au mot “maison”, le sens de “maisonnée”, c’est-à-dire d’un collectif, comprenant des humains (“libres” et “esclaves”, hommes et femmes), des animaux domestiques, des champs et des forêts, des outils et des croyances… Le “chez-soi” dans ce cas-là, n’est pas l’intimité du sujet, le “pour soi à soi”, la sphère privée, mais l’appartenance à un “soi”» plus vaste qui lui procure les conditions de vie [1].
3Si les dictionnaires récents que je viens de consulter [2] refusent, avec raison, d’assimiler ces trois termes: “habitat”, “habitation” et “habiter”, ils s’attardent généralement davantage sur l’un d’entre eux, ne les confrontent pas vraiment entre eux et n’effectuent aucune plongée généalogique, pourtant bien instructive. Allons y voir de plus près…
4Le mot “habitat” appartient au vocabulaire de la botanique et de la zoologie; il indique d’abord, vers 1808, le territoire occupé par une plante à l’état naturel, puis vers 1881, le “milieu” géographique adapté à la vie d’une espèce animale ou végétale, ce que nous désignons dorénavant par “niche écologique”. Au début du XXe siècle, cette acception est généralisée au “milieu” dans lequel l’homme évolue. Enfin, dans l’entre-deux-guerres, on dira “habitat” pour “conditions de logement”. Quant à “habitable”, il vient du latin habitabiles, qui signifie tout simplement “où l’on peut habiter”, et qui sous-entend que ce qui est “inhabitable” ne permet pas l’“habitation”.
5Le terme d’“habitation” provient du latin habitatio et exprime le “fait d’habiter”, la “demeure”. Le mot “habituer” a longtemps signifié “habiller”, comme son étymologie latine le laisse entendre, mais habituari veut aussi dire “avoir telle manière d’être”, et celle-ci dépend pour beaucoup des vêtements… Du reste, en français, le mot “habit” va être synonyme de “maintien” de “tenue”, au sens de “tenir sa place”, son rang. Derrière habituari se profile le terme d’habitus, qui relève du latin classique et signifie “manière d’être”. Émile Durkheim (1858-1917) relance ce terme, jusqu’alors plutôt rare et associé à Thomas d’Aquin, et en fait un concept clé de la sociologie française: l’habitus est un ensemble de cadres qui permet à l’individu de se situer de façon autonome par rapport à eux. Le verbe “habiter” est emprunté au latin habitare, “avoir souvent”, comme le précise son dérivé habitudo, qui donne en français “habitude”, mais ce verbe veut aussi dire “demeurer”. L’action de “demeurer” est équivalente à celle de “rester” ou de “séjourner”, comme l’atteste l’adage médiéval “il y a péril en la demeure”, qui en français contemporain peut être traduit par: “il y a danger à rester dans la même situation”. Ce n’est que vers 1050 que le verbe “habiter” indique le fait de “rester quelque part”, d’occuper une “demeure”. À la fin du XVe siècle, “habiter un pays”, c’est le peupler. Ce dernier verbe ne s’impose qu’au cours du XVIIe siècle… Quant aux mots “habitant” et “habitante”, ils ne remplacent “habiteur” et “habiteuse” que très progressivement, le Dictionnaire de l’Académie française, dans son édition de 1842, les accueille encore.
6Ces informations [3] nous montrent à quel point le verbe “habiter” est riche, que son sens ne peut se limiter à l’action d’être logé, mais déborde de tous les côtés et l’“habitation” et l’“être”, au point où l’on ne puisse penser l’un sans l’autre… C’est le constat qu’établit le philosophe et sociologue Henri Lefebvre (1901-1991), lorsqu’il introduit cette notion dans la sociologie urbaine française au cours des années soixante, s’inspirant largement du philosophe allemand Martin Heidegger (1889-1976). Mais avant de se référer à ce dernier, il utilise le mot “habiter” comme Le Corbusier et les partisans de la charte d’Athènes, c’est-à-dire comme une des fonctions humaines citadines, à côté d’autres fonctions comme “circuler”, “travailler”, “se recréer”, etc. Dans la préface à L’habitat pavillonnaire [4], il opte ouvertement et, semble-t-il, définitivement, pour une acception plus heideggerienne, bien que encore chargée d’approximations, et moins sociologique de l’“habiter”. Il écrit: “La terre est l’habiter de l’homme, cet ‘être’ exceptionnel parmi les ‘êtres’ (les ‘étants’), comme son langage est la Demeure de l’être.” Henri Lefebvre n’est pas très à l’aise avec ce vocabulaire qui n’est pas le sien, aussi va-t-il expliciter l’“habiter”, avec le marxisme – dont il est familier -, en évoquant la “production”, les “rapports sociaux”, “la division du travail” ou bien avec le langage des sociologues, qu’il manie sans difficulté, “appropriation”, “espace”, “forme”, “structure”, “fonction”, etc. Quelques années plus tard, dans son remarquable essai, La révolution urbaine, il expose le processus historique en cours qui annonce la fin de la contradiction ville/campagne et la victoire d’une nouvelle réalité, l’“urbain”, qui vient nier et dépasser (à la mode hégélienne) et la “ville” et la “campagne”, et il note: “L’être humain ne peut pas ne pas bâtir et demeurer, c’est-à-dire avoir une demeure où il vit, sans quelque chose de plus (ou de moins) que lui-même: sa relation avec le possible comme avec l’imaginaire.” Quelques lignes plus loin, il précise cette formule: “L’être humain (ne disons pas l’homme) ne peut pas ne pas habiter en poète. Si on ne lui donne pas, comme offrande et don, une possibilité d’habiter poétiquement ou d’inventer une poésie, il la fabrique à sa manière” [5]. L’“habiter” n’est plus le résultat d’une “bonne” politique du logement, d’une “bonne” architecture, d’un “bon” urbanisme, il doit être “considéré comme source, comme fondement”, c’est de lui que dépend la qualité de la sphère privée, de l’habitat entendu comme le logement et tous les parcours urbains qui y mènent. Henri Lefebvre élabore sa propre théorie de la critique de la quotidienneté (1946-1981) [6] et, chemin faisant, dégage des lois de “survie du capitalisme”en étudiant, à l’échelle de la planète, les formes de l’Étatet en analysant l’échec du marxisme de parti. Il est persuadé que les conditions de l’“habiter” sont sérieusement entravées par l’émiettement du temps et de l’espace auquel il assiste, avec la mondialisation de l’économie capitaliste de plus en plus immatérialisée d’une part, et la victoire (qu’il espère passagère…) du cybernanthrope d’autre part. Henri Lefebvre reste prisonnier d’une logique politique plus que philosophique de sa compréhension de l’“habiter”. Il est vrai qu’il s’adresse alors principalement à des praticiens et professionnels de la chose urbaine et souhaite trouver dans l’“habiter” un “plus” et un “avant” que l’“habitat” ignore: “Avant l’habitat, écrit-il, l’habiter était une pratique millénaire, mal exprimée, mal portée au langage et au concept, plus ou moins vivante ou dégradée, mais qui restait concrète, c’est-à-dire à la fois fonctionnelle, multifonctionnelle, transfonctionnelle” [7]. Il n’est guère étonnant, dans ces conditions, de retrouver sous la plume d’architectes ou de sociologues lefebvriens une sorte de vulgate de ces propos faisant de l’ “habiter” à la fois un concept et un mode opératoire dans le domaine de la fabrique du logement et de la ville. Considérations bien étrangères à la pensée de Martin Heidegger. En effet, pour ce dernier le verbe “habiter” signifie “être-présent-au-monde-et-à-autrui”, ce qui nous éloigne d’une vision purement sociologique de l’habitation qui viserait à recenser les “manières d’habiter” une maison ou un appartement, de se loger en d’autres termes. Loger n’est pas “habiter”; l’ “habiter”, dimension existentielle de la présence de l’homme sur terre, ne se satisfait pas d’un nombre de mètres carrés de logement ou de la qualité architecturale d’un immeuble. C’est parce que l’homme “habite”, que son “habitat” devient “habitation” [8].
7L’habitation, dans un ensemble collectif ou une maison individuelle, en location ou en propriété, correspond à tant de mètres carrés, il s’agit d’une “cellule”, d’un T2, d’un loft, peu importe la norme de référence, elle est délimitée par des murs, possède une porte d’entrée et ses usages sont d’ordre privé. Dorénavant, l’habitat, dans le sens commun, comprend l’habitation et tous les itinéraires du quotidien urbain. Une importante enquête [9], montre à quel point la surface du logement n’est pas seule identifiée à l’habitat. Celui-ci déborde. Je réside bien dans ce trois-pièces de cet immeuble, mais mon habitat véritable embrasse plus large, il intègre la cage d’escalier et l’ascenseur, le hall d’entrée, le local à bicyclettes, les abords immédiats de l’immeuble, le cheminement qui mène à la rue, les rues voisines qui desservent la station de RER, l’école, la boulangerie, le jardin public… Mon habitat est extensible au gré de mes humeurs, de mes relations de voisinage, de ma géographie affective, tout comme il peut se rétrécir, si moi-même je me replie sur moi, ne veux rencontrer personne, m’enferme dans mon appartement comme une huître dans sa coquille. D’où l’importance de la qualité du logement et de son isolation phonique. Une cage d’escalier bruyante, des parois perméables aux bruits gênent le repos, entravent le bien-être et favorisent l’agressivité, la colère, le refus des autres. De même une rue triste, sale, inhospitalière déteint sur votre caractère, vous devenez morose, vulnérable, inquiet et broyez du noir. Des espaces verts lépreux, des voitures mal garées, des incivilités à répétition, un gardien absent ou bougon, tout cela concourt à vous gâcher l’existence et à rendre inhabitable votre logement et ses à-côtés. Vous rêvez de partir, de changer d’air. Vous n’habitez pas le monde et votre habitation est davantage un refuge, étroit et cadenassé, qui vous enferme plus qu’il ne vous libère. Elle n’a pas la taille de l’habitat que vous souhaitez posséder. La géométrie coupante des blocs de béton égratigne votre âme, le spleen s’empare de vous. Que faites-vous ici,alors que vous recherchez un là? Si “habiter” n’est pas donné à tout le monde et n’a que faire de l’action de l’urbaniste ou de l’architecte, l’habitat et l’habitation relèvent, pour une grande part, de leur attention et de leur talent. Un mobilier urbain amène, un Abribus confortable, une voirie qui privilégie le piéton et le vélo sur l’automobile, un éclairage rassurant, des façades variées, des boutiques en rez-de-chaussée, etc. augmentent incontestablement l’habitabilité d’un quartier. De même, un logement traversant, des fenêtres bien disposées, des radiateurs discrets, un chauffe-eau qui ne trône pas au milieu d’un mur, des pièces facilement aménageables, des coins, des placards et des dépendances, tout cela aussi améliore indéniablement votre habitation. Ainsi une habitation confortable (qui par conséquent vous réconforte!) et un habitat plaisant constituent des atouts pour “habiter”, c’est-à-dire construire votre personnalité, déployer votre être dans le monde qui vous environne et auquel vous apportez votre marque et qui devient vôtre. Mais ce monde n’est pas seulement physique, avec une Nature modifiée par les assauts répétés de la Technique, il est aussi humain. Ce sont les humains qui, en dernière instance, façonnent le monde commun et le monde de chacun. Cette interdépendance conduit parfois à la guerre, à l’extermination et plus souvent – mais à quel prix? – à la cohabitation dans l’indifférence réciproque. Dans ce cas-là, le monde est inhabité. Il est orphelin de l’humanité de l’humain. Il ne dépérit pas pour autant et admet une habitation proprette, un habitat comme il faut et une impossibilité totale d’“habiter”. Une telle situation se banalise, dans les enclaves résidentielles, comme dans les grands ensembles à la dérive et révèle à quel point l’urbanité ne correspond aucunement à des règles, des codes, des procédures relationnelles, mais à la vérité de la relation elle-même. ?
- [1]
“Le chez-soi dans tous les sens”, par Pascal Amphoux et Lorenza Mondada, Architecture & Comportement, vol. 5, n°2, 1989, pp.125-150; Pour une anthropologie de la maison, par Amos Rapoport, traduction française, Dunod, 1972; Culture, architecture et design, par Amos Rapoport, traduction française, in-folio (C-H), 2003 et Maison, espace réglé espace rêvé, par Jacques Pezeu-Massabuau, Reclus, Montpellier, 1993.
(Video) رخصة السكن Permis d'habiter 2022 : الوثائق والإجراءات الإدارية التي يمر منها الملف - [2]
L’abécédaire de la maison, par Jean-Paul Flamand, Les éditions de La Villette, 2004; Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, sous la direction de Jacques Lévy et Michel Lussault, Belin, 2003, et Dictionnaire de l’habitat et du logement, sous la direction de Marion Segaud, Jacques Brun et Jean-Claude Driant, Armand Colin, 2002.
- [3]
Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction de Alain Rey, deux volumes, Robert, 1992, et Dictionnaire de la langue française, par Émile Littré, cinq volumes, Encyclopaedia Britannica, Chicago, 1978. Je reprends là, en partie seulement et de manière largement réécrite, mon éditorial du dossier “Habitat” de la revue Urbanisme, n°298, janvier/février 1998, p.46 et suivantes.
(Video) C'est pas sorcier -BIO-HABITAT : La maison se met au vert - [4]
L’Habitat pavillonnaire, par H. Raymond, N. Haumont, M.-G. Raymond, A. Haumont, éditions du CRU, 1966 (réédition, L’Harmattan, 2001), avec une préface d’Henri Lefebvre, reprise dans le recueil, Du rural à l’urbain, Anthropos, 1970, p.159 et s.
- [5]
La révolution urbaine, par Henri Lefebvre, Gallimard, 1970, p.113 et p.155 et s. Lire également, “Éléments pour une nouvelle réflexion sur l’habiter”, par Maïté Clavel, Cahiers internationaux de sociologie, vol. LXXII, PUF, 1982.
- [6]
Critique de la vie quotidienne, par Henri Lefebvre, tome 1, Grasset, 1947, tome 2 et tome 3, L’Arche, 1961 et 1981. Lire également, “Ville et quotidienneté. Essai sur le quotidien urbain, ses temporalités et ses rythmes”, par Thierry Paquot, Cultures urbaines et développement durable, sous la direction d’Ingrid Ernst, ministère de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement, 2002, pp.181-201.
(Video) L'habitat, c'est plus que le logement: Guillaume de Salvert at TEDxLaRochelle - [7]
Le droit à la ville, par Henri Lefebvre, Anthropos, 1968, réédition Le Seuil, 1974, p.25 et s.
- [8]
Demeure terrestre. Enquête vagabonde sur “habiter”, par Thierry Paquot, Les éditions de l’Imprimeur, 2005. Lire également, Anthropologie de l’habiter, par Georges-Hubert de Radkowski, PUF, 2003 et Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Belin, 2003.
(Video) L'évolution des habitats CE1 - CE2 - Cycle 2 - Questionner le monde - Se repérer dans le temps - [9]
“L’habitat, c’est le logement et au-delà”, par Barbara Allen, enquête du CSTB à partir de 600 entretiens de résidants de neuf quartiers de la banlieue parisienne, Urbanisme, n°298, janvier/février 1998, pp.68-73.